Détox de la désintox

Les sites de désintox se multiplient depuis peu : le Décodex pour Le Monde, CheckNews pour Libération, les Observateurs pour France 24… Censées valider les informations factuelles et invalider les « fake news » sur la base de vérifications et de croisements de sources, ces rubriques éditées par des journaux classés à gauche, qui y ont trouvé un outil de relégitimation alors que leur magistère moral s’effondre — en 2019, seuls 24 % des Français interrogés indiquaient faire confiance aux médias (TV, presse papier et en ligne) — démontrent qu’au-delà des cas les plus tranchés, des inventions et des rumeurs non étayées, il est difficile d’être impartial et de penser contre soi-même.

Théories du complot

Surfant sur la lutte contre les théories du complot qui circulent plus facilement sur les réseaux sociaux, sans pour autant remettre en question les causes de la crise de confiance qui les touche, les médias traditionnels dégainent l’accusation de « fake news » d’autant plus facilement qu’un journaliste n’est pas à l’origine d’une information ou quelle celle-ci n’a qu’un écho limité dans certains cercles. Ils ont vite oublié que dans le tas des affirmations farfelues et facilement démontables, peuvent subsister des signaux faibles provenant de lanceurs d’alertes, des théories invérifiables et donc inattaquables en l’état — on voit mal l’État chinois reconnaître que le COVID-19 s’est échappé par erreur de son laboratoire de Wuhan si tel est le cas — et des affirmations qui remettent en jeu des intérêts tellement lourds qu’elles ont peu de chance d’être validées par tout média officiel.

Intérêts politiques et économiques

N’aurait-on pas qualifié la dangerosité du Mediator de « fake news », face au lobbying des laboratoires Servier et à l’incurie volontaire ou non de l’ANSM ? De nombreuses théories du complot ne se sont-elles pas avérées, avec le recul nécessaire et sans la pression des intérêts concernés ? On pourrait citer les expérimentations illégales de la CIA (projet MK-Ultra) avec l’utilisation des prisonniers comme cobayes, et la délivrance de LSD à des individus à leur insu. Il aura fallu attendre onze ans après la fin de ce programme secret pour que des éléments filtrent et que cette théorie aux relents « complotistes » ne soit défendue par un média traditionnel (le New York Times) et qu’elles ne soient reconnues comme des vérités historiques. 1 Les victimes de ce programme se situaient aux États-Unis mais aussi possiblement à l’étranger, même si pour des raisons évidentes le mea culpa américain et la déclassification des archives se sont concentrés sur le versant national du projet. En France, le village de Pont-Saint-Esprit fut victime d’un empoisonnement de masse en août 1951. Bien que des preuves définitives n’aient pas encore été apportées, un faisceau de présomptions documentées indique une responsabilité de la CIA alors qu’à l’époque la presse n’avait pas osé creusé cette piste. Nombre de théories complotistes trouvent leur origine dans des faits avérés qui ont longtemps été tenus secrets.

Sujets tabous

On trouve un autre moteur d’influence sur le traitement de l’information que les intérêts et les opinions politiques, ce sont les sujets tabous. La divulgation de certaines informations est rendue plus délicate du fait d’un contexte historique ou social qui disqualifie a priori toute critique. Au-delà de l’autocensure, les sujets tabous peuvent même pousser les médias à diffuser des informations fallacieuses de façon discrète, par le biais sémantique ou statistique.

Prenons l’exemple de l’islamophobie. Les associations communautaristes ont établi un rapport de force en créant ce concept critiquable — un glissement sémantique faisant de la critique d’une religion, un racisme n’ayant par conséquent pas voix au chapitre — et en faisant des adeptes de cette religion de nouveaux « damnés de la terre », avec le soutien d’une grande majorité des mouvements politiques de gauche. Dès lors tout argument pouvant froisser ces susceptibilités aura tendance à passer à l’as. Tandis que le concept politique et trompeur d’islamophobie est devenu courant dans la presse, la hausse des agressions « islamophobes » est souvent citée dans les médias grand public. Non seulement ces statistiques sont exhibées de façon biaisée, comparées à d’autres religions sans les proportionner aux populations concernées, mais elles reprennent sans les vérifier des chiffres fournis par le CCIF, une association islamiste militante qui inclut dans les actes « islamophobes » l’expulsion des imams et prédicateurs intégristes… Pour chasser efficacement les théories complotistes, il faudrait plutôt la transparence et la neutralité en tout domaine, et l’investigation de chaque fait indépendamment de son contexte, plutôt que des partis pris.

Moyens rhétoriques

Pour en revenir aux moyens employés par les journalistes pour tordre la vérité à leur avantage, sans s’aventurer dans une rhétorique trop visible, leurs techniques d’orientation, conscientes ou non, sont multiples. Le biais de confirmation, un principe psychologique maintes fois démontré, est à l’œuvre dans la sélection des sujets traités : le « fact checker » va plus facilement enquêter sur sur un thème qui l’interpelle ou sur une question dont il croit déjà connaître la réponse ; il se pressera à publier un article dont la conclusion lui tient à cœur tandis qu’il attendra une forte pression de l’opinion publique et un déferlement de mails pour se forcer à confirmer des faits qui ne le brossent dans le sens de ses obsessions. Le journaliste peut également orienter la réponse à une question en la reformulant : ainsi « pourquoi n’avez-vous pas parlé de… » devient « est-il vrai que… ». Exit donc la question de la sélection subjective des questions traitées, et pour cause.

Le biais de confirmation

Dans les nombreux cas où une information est complexe et que la description d’un fait réel est exagérée ou assortie d’un élément erroné, le journaliste minimisera l’élément contraire à ses opinions. Selon l’orientation souhaitée, il disqualifiera indirectement le fait véridique en le rendant consubstantiel de ses déformations, ou au contraire il insistera sur celui-ci en le dissociant clairement des informations fallacieuses. Une technique économique et pratique, car il n’y a dès lors plus à fournir de travail approfondi d’enquête et de récupération de nouvelles informations qui pourraient valider ou invalider la proposition de départ.

Le fact checker choisira simplement les éléments qui vont dans son sens tandis qu’il réfutera les arguments faciles à démonter ou les propos non documentés — il s’empressera de les qualifiers de fantasmes ou d’obsessions — ou de portée très limitée comme ceux qui seraient publiés par un compte anonyme sur Twitter avec peu d’abonnés. Si cela ne suffit pas, à défaut de pouvoir critiquer le message, il critiquera les éventuels intérêts politiques du messager, comme s’il en était lui-même parfaitement dépourvu. Si untel a intérêt à diffuser cette information, cela rend-il plus probable qu’elle soit inventée ? Rien ne le dit, il est simplement possible qu’elle soit diffusée sans vérification, du fait du même biais de confirmation, laissant la charge de la vérification à ceux qui la reçoivent.

Dans l’absolu, toute information doit être recoupée. Il ne convient pas de la vilipender si elle provient d’une source jugée non sûre, ni de lui donner un blanc-seing si elle provient d’une « autorité reconnue », car eux aussi peuvent se tromper, ou donner la priorité à leurs intérêts et croyances, si leurs propos ne sont pas vérifiés.

L’argument d’autorité

Ainsi les réputés économistes Carmen Reinhart et Ken Rogoff (ancien chef économiste du FMI) avaient faussement démontré par une publication dans un journal « prestigieux » (mais sans relecture par des pairs) l’existence une loi économique selon laquelle les États rentraient en décroissance au-delà du chiffre magique d’un endettement de 90% de leur PIB. Ce qui pouvait sembler surprenant du point de vue du bon sens — qu’il y ait un seuil couperet et que la croissance se résume à une conséquence de l’endettement — n’a été remis en cause par personne pendant plusieurs années, c’est l’effet de l’argument d’autorité. 2 L’étude a été citée plus de 3000 fois et utilisée comme prétexte principal des politiques d’austérité mises en place en Europe (sur les conseils d’Olli Rehn, commissaire européen aux Affaires économiques) et aux Etats-Unis, jusqu’à ce qu’un étudiant de 28 ans ne découvre qu’elle entachée de plusieurs fautes, de la formule erronée dans Excel à l’exclusion sélective de données opposées à la conclusion souhaitée, et que sa conclusion était donc erronée.

…et son inverse

Les « décodeurs » s’arrogent souvent une expertise qu’ils n’ont pas, la leur dépassant rarement la capacité à effectuer une recherche sur Google. Le Monde a par exemple classé « fake news » partielle une présentation du Pr Raoult, épidémiologiste réputé basé à Marseille qui présentait les résultats chinois de l’usage de la chloroquine sur le terrain, poussant Facebook et même le Ministère de la Santé à en faire de même, jusqu’à ce que ces derniers ne reviennent en arrière vingt-quatre heures plus tard. Il n’y aura point eu de mea culpa. 3 Cet exemple précis ne signifie pas pour autant que les études réalisées à Marseille sur l’hydroxychloroquine ne soient pas critiquables, notamment sur l’absence de groupe de contrôle qui empêche de tirer une conclusion très nette.

Précis de rhétorique appliquée au cas Cohn-Bendit

Décortiquons plus en détail un exemple concret, les propos pédophiles tenus par Daniel Cohn-Bendit, le leader du mouvement de mai 1968, dans son livre Le Grand Bazar de 1975. Les « Décodeurs » du journal Le Monde lui ont consacré un article entier. Première étape : ne pas citer tous les extraits mis en cause. Ainsi le seul passage du livre cité donnait l’impression que « Dany le Rouge » subissait les demandes des enfants :

« Il m’était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : “Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi vous m’avez choisi, moi, et pas les autres gosses ?” Mais s’ils insistaient, je les caressais quand même.« 

Le passage suivant du même livre, indiquant de façon incontestable une motivation de sa part, est passé sous silence :

J’avais besoin d’être inconditionnellement accepté par eux. Je voulais que les gosses aient envie de moi, et je faisais tout pour qu’ils dépendent de moi.

Deuxième étape : relayer les dénégations et regrets de l’intéressé, sans remettre en question leur bonne foi, ni sans confronter des propos à charge à ces propos à décharge.

Troisième étape : semer la confusion sur la question à laquelle il convenait de répondre. L’article appuie sur le fait qu’aucune plainte n’a été déposée ni aucune condamnation judiciaire prononcée. « Aucune “victime” déclarée » est placé en sous-titre, « Ce n’est pas quelque chose qui a été fait » est l’unique passage mis en exergue dans la marge. Déduisant sans enquête l’absence d’acte par l’absence de plainte, l’article cherche à conclure par une proposition négative, réfuter tout acte pédophile, plutôt que de confirmer des paroles pédophiles, qui revendiquaient des actes pédophiles.

Dernière étape, un grand classique de l’art rhétorique, l’attaque ad hominem (distincte de l’attaque ad personam) : insister sur le fait que ces propos ont été relayés sur les réseaux sociaux, « notamment par des pages Facebook d’extrême-droite » avec l’intention que la récupération politique puisse minimiser les torts voire remettre en question une véracité pourtant établie. Technique dans la technique, le « notamment » vise à ne citer que les exemples les plus susceptibles de provoquer le doute en passant sous silence les profils jugés plus modérés ou acceptables ayant relayé les mêmes propos.

C’est ainsi que ce qui est censé être un travail de neutralité journalistique désintéressée est en réalité une œuvre délicate de réhabilitation digne d’un communicant de crise.

Renouvellement de la domination sur la vie des idées

On l’aura donc compris, neutralité affichée et transparence ne font pas de journalistes, qui s’engagent dans cette profession avec un certain militantisme et une répartition des opinions politiques non représentative du reste de la population, des machines froides et impartiales. Les fact checkers, décodeurs et autres chasseurs de fake news, appliquant au journalisme les techniques de la pseudo-science sociologique, sous un vernis de méthodologie froide et neutre, participent à une large entreprise de subjectivité. Alors que le monopole de la gauche sur la vie des idées — relativement récente à l’échelle de l’Histoire de France puisqu’elle date de l’après-guerre — semble se fissurer, il s’agissait de trouver, dans la continuité des principes de la novlangue orwélienne, de nouveaux outils d’orientation 4 pour ne pas dire de manipulation des idées, à même de paralyser les opposants. Le pari est en passe d’être gagné.

CQFD.

Notes

Notes
1 Les victimes de ce programme se situaient aux États-Unis mais aussi possiblement à l’étranger, même si pour des raisons évidentes le mea culpa américain et la déclassification des archives se sont concentrés sur le versant national du projet. En France, le village de Pont-Saint-Esprit fut victime d’un empoisonnement de masse en août 1951. Bien que des preuves définitives n’aient pas encore été apportées, un faisceau de présomptions documentées indique une responsabilité de la CIA alors qu’à l’époque la presse n’avait pas osé creusé cette piste.
2 L’étude a été citée plus de 3000 fois et utilisée comme prétexte principal des politiques d’austérité mises en place en Europe (sur les conseils d’Olli Rehn, commissaire européen aux Affaires économiques) et aux Etats-Unis, jusqu’à ce qu’un étudiant de 28 ans ne découvre qu’elle entachée de plusieurs fautes, de la formule erronée dans Excel à l’exclusion sélective de données opposées à la conclusion souhaitée, et que sa conclusion était donc erronée.
3 Cet exemple précis ne signifie pas pour autant que les études réalisées à Marseille sur l’hydroxychloroquine ne soient pas critiquables, notamment sur l’absence de groupe de contrôle qui empêche de tirer une conclusion très nette.
4 pour ne pas dire de manipulation
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